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L'Inde, la nature, l'âme, le divin, le Soi

12 Novembre 2020 , Rédigé par clubphiloblagnac

L'Inde, la nature, l'âme, le divin, le Soi

L'Inde, la nature, l'âme, le divin, le Soi

Dans notre dernier cours, nous avons approché les grandes sagesses de l'Inde et nous avons rappelé que ces sagesses ne sont pas homogènes. Il n'y a pas une sagesse indienne mais différentes écoles de sagesse. Leur source commune est le Véda, recueil de textes sacrés, sans auteurs, avec, dans sa composition, la prééminence du rituel liturgique et de l'hymnographie, puis le Védanta (Upanishads) qui introduira, au sein de la Révélation, une spéculation philosophico-théologique plus profonde.

À partir de là, en Inde, vont se développer différents courants de spiritualité, nous pourrions dire des familles de spiritualité, avec des différences très notables entre eux, voire parfois des oppositions essentielles. Pour faire court nous pourrions nommer les quatre grandes positions de Sankara (VIIIe siècle ap. J.C.), de Ramanuja XIIe siècle ap. J.C.), Īśvarakṛṣṇa (IVe-Ve siècles) et du Bouddha (VI-V siècles av. J.C.) : soit l'Advaita ou non-dualité de l'Être pour Sankara, le Visistadvaita ou non-dualisme du qualifié pour Ramanuja, le Sāṃkhya dont le fondateur serait Kapila dualité de la nature et de l'esprit et enfin l'athéisme religieux ou agnosticisme du Bouddha. Mais ce ne sont là que les formes principales de ce que l'on appelle l'hindouisme. Quatre sentiers dans cette immense forêt exprimant le sens religieux le plus profond de l'Inde. Rappelons-nous que ces perspectives ne sont pas de simples points de vue intellectuels, des sciences abstraites, mais qu'elles engagent une vie particulière tournée vers la plénitude de l'homme et sa libération. Dans la sagesse religieuse, spéculation, contemplation, et pratique sont indissociables.

Si nous parlons de sagesses, il faudrait convenir entre nous de ce que nous entendons par ce terme qui finalement reste terriblement ambigu. Qu'est-ce qu'un sage ? Qu'est-ce que la sagesse ? Pour Aristote, le sage est celui qui possède la connaissance des causes premières. À sa suite, Saint Thomas d'Aquin rappellera que "le propre du sage est d'ordonner". Ordonner, mettre de l'ordre, aussi bien dans les connaissances spéculatives que dans notre vie pratique. Cela présuppose donc la connaissance des causes premières, tant dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre pratique. Pour saisir un ordre, il faut découvrir ce qui est premier. Nous distinguons volontiers au quotidien ce qui est le plus important - ou ce qui nous semble être le plus important - , le plus essentiel, et ce qui est secondaire. Pour Aristote et Saint Thomas d'Aquin, il est clair que le principe premier à l'intérieur de la causalité est la fin.

Vous connaissez les quatre causes mises en lumière par Aristote : la cause matérielle, la cause efficiente, la cause formelle et la cause finale. La fin, le « ce en vue de quoi », étant la « cause des causes », le plus sage est celui qui en possède la meilleure connaissance : « ce en vue de quoi » l'esprit humain est fait, ce « en vue de quoi » nous vivons. Pour d'autres, la sagesse sera de parvenir à l'ataraxie par la maîtrise de soi, d'harmoniser notre vie avec la nature et la loi naturelle (ce sont les stoïciens) et toutes les tendances philosophiques qui exaltent la volonté. Pour d'autres encore, ce sera parvenir à une vie agréable en développant tout un art de vivre qui permette de jouir de la vie et d'en éviter autant que possible les douleurs et les désagréments (ce sont les épicuriens). Pour d'autres encore, le sage est celui qui est capable de gouverner. Il est appelé à être roi. Mais il existe aussi une ou des sagesses mystiques. L'homme est alors invité à mener une vie qui n'est plus seulement humaine ou religieuse mais une vie divine. Les mystiques tendent à une communion de vie avec Dieu (altérité) ou à une assimilation au divin (identité). Celle-ci s'effectuant soit dans une inhabitation de l'homme en Dieu et de Dieu en l'homme (altérité), soit dans une redécouverte de ce qu'il y a de plus profond dans l'intériorité de l'homme : la nature divine (identité). L'homme découvre alors une identité entre ce qui est le plus lui-même et l'Être Absolu.

« Cet être extrêmement subtil. Tout cet univers en est animé ; c'est la vraie réalité ; c'est l'ātman. Et toi, Śvetaketu, TU ES CELA. » Chāndogya- upanishad, III, XIV.

Nous avons rappelé que notre rencontre avec les sagesses de l'Inde nous introduisait immédiatement dans une perspective de sagesse religieuse. Qu'est-ce à dire ? Il existe une sagesse humaine et il existe une sagesse religieuse. Nous le comprenons parce que notre vie n'est ni purement humaine ni uniquement religieuse. Beaucoup aujourd'hui, surtout en Occident, ignorent à peu près tout de la sagesse religieuse et pourtant vivent selon une certaine sagesse humaine. Ils expérimentent ce qu'est un véritable amour humain, exercent des vertus morales comme la prudence, la justice, le courage, la tempérance, ont un sens aigu de la responsabilité de l'homme, obéissent à des lois humaines et enfin se perfectionnent dans les artisanats, les arts, les techniques, les sciences. Leur sagesse s'identifie alors à un agir à la lumière de leur conscience qui guide leur activité et informe leur comportement. Cette conscience les amène à vivre selon ce qui leur apparaît comme un bien et à fuir ce qui leur apparaît comme un mal.

La sagesse religieuse suppose l'existence d'un monde divin, un monde au-delà de la nature, au-delà de l'homme et la présence en l'homme d'une dimension spirituelle qui l'apparente au divin. Cette dimension qu'on appelle l'âme spirituelle est caractérisée par le fait que quelque chose en l'homme dépasse la simple corporéité et semble avoir une destinée au-delà de la mort corporelle. Ainsi les théologiens scolastiques insisteront sur la capacité de l'esprit humain à découvrir l'existence de Dieu. L'homme est capax Dei, diront-ils. Nous avons aussi parlé de l'intériorité spirituelle et des niveaux d'intériorité en l'homme. Il y a en l'homme toute une vie intime, le plus souvent cachée aux regards extérieurs. Celle-ci peut aller du rêve romantique à la contemplation la plus élevée en passant par tous les stades liés aux multiples activités humaines. L'intériorité humaine est indissociable de tous ses niveaux de vie : sensation, imagination, passions, mémoire, conscience, réflexion, amour, contemplation esthétique, connaissances, contemplation philosophique ou religieuse et pour certains expériences mystiques. On dira qu'on est habité par quelque chose, par une œuvre, par une inspiration ou un projet, par une passion amoureuse, ou par une amitié à l'égard de quelqu'un, par une soif de contemplation etc. On peut aussi être habité par soi-même dans une recherche continuelle de soi comme Narcisse !

Nous voyons donc que toutes les problématiques sont posées : qu'est-ce que la nature, qu'est-ce que la vie, qu'est-ce que l'âme, qu'est-ce que l'esprit, qu'est-ce que le soi, qu'est-ce que l'être, qu'est-ce que le divin ? Si l'on définit le religieux comme la relation de l'homme au divin, quel est le statut ontologique de l'âme humaine ? À toutes ces questions, les méthodes philosophiques contemporaines se révèlent incapables de répondre. Le positivisme et le criticisme ont fermé la porte à toutes ces recherches qui leur apparaissent vaines et inutiles. Auguste Comte considère que la recherche des causes, du pourquoi, est liée à un âge infantile de l'humanité. L'homme adulte s'intéresse au comment et donc aux sciences positives. La phénoménologie, elle même, demeure encore trop descriptive pour permettre ces analyses qui nous conduisent à la saisie des principes et des causes propres de l'étant. Pourtant ces questions se posent réellement à nous, en dépit de Kant ou d'Auguste Comte, et la mort nous rappelle ce puit d'inconnaissance et de mystère qui enveloppe la vie de l'homme : je n'étais pas avant d'être engendré, je disparaîtrai avec la mort et cette pensée qui m'habite, cette conscience qui dirige mes actions, ces amours qui ont marqué et déterminé ma vie que deviendront-ils ? La relation au corps est elle-même une question très profonde. Qu'est-ce que mon corps ? Qui suis-je ? Qu'est-ce que la matière ? Pourquoi le devenir existe-t-il et se produit-il ainsi ?

Les sagesses de l'Inde ont intégré, nous en avons parlé, le mythe de la transmigration des âmes, le samsara qui signifie le cycle des renaissances successives. Cette perspective de la réincarnation se retrouvera en Grèce, notamment dans l'Orphisme et le Pythagorisme. Mon âme pourrait-elle donc être associée à d'autres corps que le mien ? Le corps ne serait-il qu'un simple vêtement pour l'âme ? Pourrais-je me réincarner en un autre individu, voire en un autre individu d'une autre espèce ? Le corps, cause matérielle, ne serait-il que le principe d'individuation des âmes ? Pour Aristote, le corps et l'âme forment une unité substantielle, une unité d'être et de vie, et non un simple composé accidentel. Mais pour Platon, le corps est le tombeau de l'âme. On pourrait même dire qu'il est une punition pour l'âme liée à une faute mystérieuse. L'âme est tombée du Ciel de la contemplation dans ce corps dont elle doit peu à peu se délivrer. Y aurait-t-il donc antagonisme entre l'esprit et la matière ? Plotin, nous dit son disciple Porphyre, semblait avoir honte de vivre dans un corps. Répondre à cette interrogation relève d'une métaphysique extrêmement profonde. Vous voyez à quel point toutes ces questions sont encore actuelles.

Dans la perspective de l'Inde, le Védisme, le monde est plein de dieux. « La mythologie hindoue, nous dit Jean Herbert, constitue une tentative pour fournir à l'esprit mental et émotif humain un tableau aussi exact et complet que possible de la réalité cosmique, embrassant non seulement tout ce qui tombe normalement sous nos sens, mais aussi tout ce qui leur échappe, sans omettre les rapports de causalité, les origines et les fins dernières. » Jean Herbert, La Mythologie hindoue et son message, Paris, Albin Michel, 1977.

Mais au-delà de ce monde divin pluriel, le Rig-Veda ouvre la porte à l'unité du divin :

« On l'appelle Indra, Mitra, Varuna, Agni... Les sages appellent l'Unique Existant de beaucoup de noms » (I, 164,46).

« La puissante force des dieux est une » (III, 55)

« Ils le nomment multiple, lui qui en réalité est Un. » (X, 145)

C'est donc, au-delà du monde des dieux multiples du Veda, le retour à la Source qui, elle, ne peut être qu'unique. C'est ainsi que la mystique de l'Inde mettra en pleine lumière le Brahman, l'Être absolu, la Source manifestée dans la création. Mais comprenons bien que, dans la sagesse indienne, le terme de création n'a pas le même sens que dans la tradition judéo-chrétienne. Et c'est là qu'est toute la complexité des sagesses de l'Inde pour nous. Ce qui émane du Principe, voilà la création pour l'Inde. Emanation et retour tel est le chemin de la délivrance. Qu'est-ce donc que Brahman ? Qu'est-ce que la nature ? Qu'est-ce que l'homme ? La découverte du Brahman n'est pas le fruit d'un raisonnement logique. Il n'y a pas de preuves de l'existence du Brahman. Il est l'Être et pour un hindou, l'univers tout entier est la preuve de son existence.

« Au commencement, mon cher enfant, il n'y avait ci, unique, sans second, que l'Être. Certains ont dit, il est vrai : au commencement, il n'y avait ci, unique, sans second, que le Non-être. De ce Non-être naquit l'Être. Mais comment, en vérité, cher enfant, en serait-il ainsi ? Rétorqua Uddakala. Comment du non-être l'être naîtrait-il ? C'est bien l'Être, cher enfant, qui au commencement était ci, unique, sans second. »1

Sans le Brahman cet univers n'aurait aucune existence. Mais redécouvrir le Brahman n'est pas seulement affirmer qu'Il EST. Il faut redécouvrir qu'il est le Soi de tous les êtres. C'est donc une découverte expérimentale à laquelle doivent nous conduire les rites, les sacrifices, les prières, les spéculations métaphysiques et les différentes étapes de la vie spirituelle. C'est une découverte que l'on ne peut faire finalement qu'au plus intime de soi. Voilà le grand mot qui est lancé : le « soi ». Ce terme est ātman.

« A l'époque du ritualisme triomphant, nous dit Olivier Lacombe, qui a précédé l'ère des Upanishads, l'ātman n'était pas encore tenu pour la Réalité éternelle et absolue. Il faisait l'objet d'une construction ou, si l'on veut, d'une reconstruction perfective par le moyen d'une action rituelle sacralisante grâce à laquelle il accédait au bonheur et à l'immortalité. L'ātman numineux était le produit du sacrifice. L'upanishad n'admet plus que l'ātman essentiel soit un produit : il est de toute éternité et ne subit ni naissance ni mort. Il n'appartient pas à l'ordre de l'action, mais à l'ordre de l'être. Dire qu'il accède à la béatitude signifie seulement qu'il reconnaît son essence éternelle. »2

Vous voyez donc la question qui s'affine avec le problème de la distinction entre un ātman perfectible et un ātman éternel et incréé. Pour nous, cela nous semble incompatible. Mais si nous comprenons cette voie d'immanence qui est celle de l'Inde, c'est autre chose. Le sage plonge de plus en plus profondément vers le Principe qui est au plus intime de lui-même et ce Principe est l'Être qui ne peut d'aucune manière être affecté par le devenir. Il s'agit donc de comprendre tout d'abord ce que l'ātman n'est pas. Il n'est pas le corps, la conscience individuelle, l'ego, le sujet des actes, le sujet méditant ou le moi empirique. Il est la Réalité cachée sous les apparences de ce monde en devenir. L'ātman perfectible est à un niveau de profondeur moindre. Il est ce qui nous dispose à entrer dans la Connaissance. Ainsi, l'acte liturgique par excellence, le sacrifice, nous dispose à l'union mystique. La vertu de religion nous dispose à la Vision intérieure. Mais on ne peut pénétrer dans le Principe que si Lui-même se reconnaît en nous. N'oublions pas que Véda signifie vision. Nous sommes face à quelque chose de bien différent de ce que nous connaissons. Pour nous, un panthéisme consiste à penser que l'âme humaine se dissout en Dieu. Que Dieu s'identifie à la Nature, au Tout. Mais ici, c'est l'inverse, c'est Dieu qui se dissout en toutes choses et ne se mélange à rien. Rien n'existe qu'en lui et par lui. Tout est manifestation de son pouvoir créateur. Tout vient de Lui et tout retourne à Lui.

Dans la Brihad-Aranyaka-Upanishad le voyant dit : « L'ātman existait seul, à l'origine, sous la forme de Purusha. En regardant autour de lui, il ne vit rien d'autre que lui-même. Il prononça d'abord : Je suis (aham asmi). Il souhaita un second. Il se divisa en deux ; de là naquirent l'époux et l'épouse. De là naquirent les hommes. (…) Il connut : En vérité, je suis la création, car c'est moi qui ait tout produit. C'est par le nom et par la forme qu'il détermina : ceci a tel nom, ceci a telle forme (…) Il ne se manifeste que partiellement (…) et il faut reconnaître l'ātman, car en lui est l'unité de tous. »3

Mais pourquoi est-il si difficile de le reconnaître ? C'est ici qu'intervient Māyā. Celle-ci est la cause pour nous de toutes les illusions. Māyā c'est la multiplicité des formes qui existent dans le devenir. Cette vision devrait nous rappeler le mythe de la caverne de Platon. Les ombres projetées par un feu sur un mur. Ces ombres que nous prenons pour le réel.

« Māyā, nous dit Olivier Lacombe, est le pouvoir cosmique qui projette des formes et occulte l'Absolu. Elle n'est pas de l'ordre de l'être, car l'Être est absolu. Ni elle ni ses produits ne sont pur néant : ils ont de la « présence », séduisent notre sens du réel. Confrontés avec le vrai Réel, ils sont irréels. Vus de moins haut, ils ne laissent pas de s'organiser en un cosmos ordonné, obéissant à des lois, réceptacle de valeurs. »4

Si nous regardons l'univers, les vivants, l'homme, les dieux, dans la lumière de « Ce qui est », c'est-à-dire du Brahman, alors nous comprenons que toutes ces réalités secondaires nous voilent la Cause Première.

Le but est de parvenir à cette Connaissance qui dépasse tout. Sortir définitivement du devenir. C'est pourquoi même le rituel ne peut être qu'une disposition à cette étape ultime : la connaissance du Soi.

« C'est le Soi, en vérité, sur lequel doivent se porter l'intuition, l'audition, la pensée raisonnante, la pensée aspirant au recueillement, ô Maitreyi ; c'est seulement par la vision du Soi, par l'audition des enseignements sur le Soi, par la réflexion raisonnée sur le Soi, par le recueillement dans le Soi, qu'on connaît toute la réalité que voici » Bṛhad-āraṇyaka-upaniṣad (II, IV, 5)

 

1Chandogya-upanishad, VI, I, II cité dans Olivier Lacombe, l'expérience du Soi, DDB, Paris 1981.

2Olivier Lacombe, Indianité, Les Belles Lettres, Paris, 1979, p.12.

3Cité par Jean Denis, Les clés de l'Himalaya, ed. Cerf, Paris, 1986.

4Olivier Lacombe, Indianité, Les Belles Lettres, Paris, 1979, p. 23.

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