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Les degrés de la Sagesse

18 Novembre 2020 , Rédigé par clubphiloblagnac

Akira Kurosawa "Dreams"

Akira Kurosawa "Dreams"

Les degrés de la Sagesse

« Traditionnellement, le mot sagesse évoque l'idée de connaissance parfaite, illuminée par les plus hautes raisons, consommation du savoir théorique, jugement directeur de l'action bonne. Et la philosophie est aspiration à la sagesse. »

Olivier Lacombe, L'élan spirituel de l'Hindouisme, éditions O.E.I.L, Paris, 1986, page 79.

 

L'homme peut-il renoncer à la recherche de la sagesse ? Quels sont les obstacles qui en cachent le chemin ? Nous avons parlé la dernière fois de Māyā, celle qui, pour les grands sages de l'Inde, est la source de toutes les illusions qui cachent le Réel. Mais vous voyez tout de suite la difficulté : qu'est-ce que nous entendons par le Réel ? Nous avons pris l'habitude de renvoyer dos-à-dos ce qui nous semble être les deux grandes orientations de la philosophie : le réalisme et l'idéalisme. L'une serait tournée vers le réel et, par là, présenterait une certaine objectivité et l'autre serait tournée vers le sujet et serait donc caractérisée par la subjectivité. C'est évidemment une distinction commode mais sans doute beaucoup trop simpliste. Il est clair que les sciences empirio-métriques , sciences mathématisées, sont tout à la fois objectives et subjectives. Objectives parce qu'elles se fondent sur l'observation, subjectives parce que les données de l'observation sont traitées à travers des méthodes d'investigation et des instruments de mesure qui relèvent de la subjectivité, en tant que procédés et outils créés par l'homme. Dans les sciences, c'est l'homme qui est la mesure du réel, mais c'est bien le réel qu'il mesure. Il y aurait quelque chose de semblable dans la phénoménologie. Un regard sur le monde qu'on habite mais à l'intérieur d'un vécu spirituel.

Derrière cette question se cache la vie profonde de l'intelligence – ce que nous pourrions appeler les dimensions profondes de l'intelligence humaine. Nous pouvons comprendre cela comme un regard. Un regard profond, un regard élevé, un regard étendu. L'intelligence est effectivement capable de se développer selon des orientations très diverses. Nous pouvons approfondir sans fin certaines dimensions de la philosophie ou, au contraire, développer un savoir encyclopédique le plus étendu. Pour ne regarder que les principales orientations de l'intelligence, nous pouvons nommer : l'intelligence liée à l'imagination qui devient créatrice, c'est tout le domaine des techniques et des arts, puis l'intelligence développant des outils de mesure mathématiques qui parvient alors à développer des sciences modélisées et à mesurer l'univers, et c'est le domaines des sciences positives (empirio-métriques), puis l'intelligence liée à l'amour qui guide nos activités morales et développe notre sens de la responsabilité, (c'est le domaine de la praxis) puis l'intelligence qui se tourne vers ce qui existe pour le connaître et le comprendre pour lui-même, ce que nous pourrions appeler une intelligence théorétique et contemplative.

Si je vous posais la question : « qu'est-ce que l'intelligence ? », ce ne serait pas si facile d'y répondre. Je vous rappellerai simplement que les grecs l'appelaient le νους, puis les latins le mens, l'intellectus, qui a donné en français l'intellect puis l'intelligence, et enfin l'entendement puis la raison. La raison est un terme dont l'origine viendrait du terme λόγος. C'est assez incroyable comme appauvrissement du sens. Pensez au sens de λόγος chez Héraclite ou plus tard chez Saint Jean le Théologien. Chez Héraclite, on est beaucoup plus proche du sens du Tao de Lao-Tseu ou du dharma de l'Inde. Chez Saint Jean ce terme désigne la seconde hypostase divine, l'Unique-Engendré dans la Trinité. Le sens de λόγος s'est progressivement identifié à concept, puis à parole proférée, à discours et enfin raison. N'allons pas nous imaginer que ces mots soit des synonymes. Ils cachent au contraire une grande diversité de sens. Ce sont des conceptions différentes de l'intelligence, de sa nature, de sa finalité.

Mais nous avons tous une expérience de notre vie intellectuelle, qu'il s'agisse d'une intelligence spéculative ou d'une intelligence pratique. Aristote dit qu'au point de départ de notre vie, l'intelligence est comme une table rase. C'est une belle expression qui souligne que nos connaissances et nos habitus sont acquis. L'intelligence se développe, se détermine, se finalise. Le devenir existe aussi dans la vie de l'esprit. Nous développons nos intelligences pendant la période de notre éducation, au cours de nos apprentissages et de nos études supérieures. Nous acquérons des savoir-faire, des habitus d'art, des sciences, des techniques, des vertus etc. Mais qu'est-ce que l'intelligence de l'homme ? Qu'est-ce que la sagesse ? Olivier Lacombe nous dit que :

« Les termes sanskrits par lesquels on désigne traditionnellement en Inde la sagesse, se ramènent principalement à deux racines, assorties ou non de préfixes divers :

  1. vid (indo-européen weid-) nous fait passer de l'idée de voir à celle de savoir, puis de suprême savoir ; d'où : vidyā, science, sagesse, et veda, parole sacrée, source de la sagesse.

  2. jnā (apparenté au radical grec ou latin gnô) signifie la connaissance : jnana, puis la connaissance suprême : jnana ou vi-jnana (en ce sens éminent, le bouddhisme préfère : pra-jna) »1

Cette façon de définir la sagesse met en pleine lumière le fait que le sage est celui qui possède une connaissance plus parfaite que la plupart des hommes (nous avions dit une connaissance par les causes et par la cause ultime). Il voit ce que les autres ne voient pas ou il le voit mieux. D'autre part, il apparaît qu'il sait orienter sa vie pratique. La sagesse est une sagesse de vie et non un simple savoir spéculatif. Cette sagesse pour l'Inde est un regard et une libération. Le Christ lui-même a dit dans l'évangile cette parole si forte : « La vérité vous rendra libres ». Voilà une parole consolante mais qui, mal interprétée, pourrait conduire l'auditeur très loin de ce qu'elle signifie. Toutes les pensées gnostiques et ésotériques ont emprunté ce chemin d'un salut par la connaissance, pensant par là détenir une vérité libératrice. Or la vérité n'est pas une gnose intellectualiste. On est très loin de cette vérité dont parle Sankara, il insiste pour que nous comprenions que la connaissance la plus haute n'est précisément pas une connaissance conceptuelle. Elle exige un dépassement de toute sensation, image, concept, raisonnement.

Ce qui peut venir entraver cette quête de la sagesse, c'est premièrement la confusion entre les différents types de connaissance qui coexistent en nous. Je prendrai un exemple simple. Si un ami est psychologue et n'a de vous qu'une connaissance psychologique, il ne vous connaît que sous un certain aspect. Tout le reste lui échappe. S'il identifie la connaissance qu'il a de vous à ce que vous êtes, on peut dire qu'il y a surimposition sur ce que vous êtes de ces connaissances partielles. Celles-ci finiront par occulter plus ou moins complètement la vérité de ce que vous êtes. C'est le drame de la connaissance de Dieu acquise par l'homme. L'homme ne cesse de mesurer Dieu à l'aune de ses propres limites ou des limites du monde qui l'entoure. Nous y reviendrons.

Parler des degrés de la Sagesse, puisque c'est le thème de ce cours, peut s'entendre de multiples manières. En effet, nous pouvons envisager des étapes dans ce chemin, ce sentier vers la sagesse. Nous pouvons aussi parler de sagesses plus ou moins élevées. Ainsi, la philosophie nous donne une sagesse humaine, la théologie une sagesse acquise par l'étude des écritures saintes. Dans le Christianisme, il existe une sagesse supérieure à ces deux là. Ce qu'on appelle la sagesse mystique. Elle est produite, par Dieu, directement dans l'âme par la grâce. Nous avons bien des initiatives dans les deux premières mais c'est Dieu qui a l'initiative dans la plus haute des sagesses.

Je voudrais revenir avec vous pour regarder ce qu'il en est dans la perspective de Sankara. Je m'appuie sur le travail d'Olivier Lacombe :

« L'épistémologie indienne reconnaît plusieurs formes de connaissance valide dont les principales sont : l'expérience ou intuition directe, la parole autorisée, l'inférence. Pour l'advaita-vedānta, le Veda, parole autorisée par excellence, joue le premier rôle quant à la connaissance du dharma et les démarches initiales vers la délivrance. L'intuition directe de l'Absolu, l'Expérience libératrice n'est rien d'autre que la Sagesse elle-même en sa consommation. L'expérience sensible, le témoignage de la parole humaine, l'inférence trouvent aussi leurs places dans l'édification du savoir total, mais à un niveau moins élevé, avec une moindre autorité. »2

Nous retrouvons ces trois niveaux : connaissances humaines, connaissances fondée sur la Révélation, Expérience de l'Absolu. Cette connaissance de l'Absolu est dégagée de toute projection imaginative ou mentale (concepts). C'est une théologie négative rigoureuse.

Regardons maintenant les étapes :

« La première étape est marquée par l'audition de la Parole védique, accompagnée de foi en son autorité souveraine. A la seconde étape, le sens de cette Parole fait l'objet d'une réflexion méthodique, d'une élaboration rationnelle. Troisième étape : le discours, même sapiential, même fondé sur le Véda, ne suffit pas. Le recueillement intense de la pensée, la concentration sur les enseignements majeurs des Upanishad, est indispensable. Avec le temps, toutes les ressources du yoga panindien viendront se mettre au service de la méditation védântique pour faciliter sa transmutation ultime en expérience directe de la Réalité suprême, inconceptualisable et indicible du Brahman-Atman immanent à toutes les démarches qui ont préparé la reconnaissance par le Soi de son état absolu et éternel. »3

Dans la philosophie d'Aristote, c'est l'éthique et la métaphysique qui nous donnent, chacune sur un plan différent (praxis et théoria), la connaissance du bien. Cette connaissance nous ouvre à la découverte et la contemplation du premier des biens, le Bien Suprême et Absolu qui est Dieu, Esprit, Contemplation de la contemplation, Joie éternelle, Acte pur. La métaphysique prolonge la connaissance théorétique de la nature et des vivants (ce qui est mû et ce qui se meut). La Sagesse commence avec la découverte de ce Principe des êtres, ce Premier des êtres dont la vie du philosophe est un pâle reflet. C'est par sa contemplation que l'homme a quelque ressemblance avec Dieu.

Dans la perspective chrétienne, tous les principes de la Sagesse philosophique proviennent de la foi et la foi naît à partir de l'audition de la Parole divine. Mais cette Parole contient tant de vérité qu'il faut le travail du théologien pour en manifester toute la richesse. Pour cela, le théologien met son intelligence au service de la foi. La qualité de l'intelligence unie à la ferveur de la foi permettront une théologie inspirée, contemplative et vécue. C'est à travers des analogies que le théologien mettra en évidence les paroles qui conduisent à pénétrer dans une contemplation des vérités divines contenues dans la Parole et la Tradition. Il y a donc une coopération entre la foi et l'intelligence humaine (intelligence philosophique). Mais au-delà il y a l'Expérience mystique. Il ne s'agit plus d'une théologie acquise mais d'une expérience directe de Dieu. On peut s'y préparer mais on ne peut pas la provoquer.

1Olivier Lacombe, L'élan spirituel de l'Hindouisme, éd. O.E.I.L, Paris 1986, p.81

2Olivier Lacombe, L'élan spirituel de l'Hindouisme, éd. O.E.I.L, Paris 1986, p.83

3Olivier Lacombe, L'élan spirituel de l'Hindouisme, éd. O.E.I.L, Paris 1986, p.84

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